Les bégaiements tragiques de l’Histoire
Les bégaiements tragiques de l’Histoire
À l’origine de Silence, ça tourne, il y avait un tout autre projet.
Chrystèle Khodr : Nous sommes partis à Stockholm en 2022, Nadim Deaibes, co-metteur en scène et scénographe du spectacle, et moi, à l’invitation du Riksteatern – Théâtre national itinérant de Suède – dans le cadre d’une commande autour de l’archive. Je comptais travailler sur une cassette audio que mon oncle, émigré en Suède, avait envoyé à mon père en 1976, pendant la guerre civile au Liban. Dans cette cassette d’une heure, mon oncle décrivait la Suède et commentait les événements en cours au Liban. Nous comptions intégrer la cassette audio dans une fiction, d’après un scénario dystopique, imaginant un monde où les archives seraient interdites : comment parler de la guerre dans une société aseptisée, sans mémoire ?
Comment a surgi l’interview d’Eva Ståhl ?
Alors que nous étions engagés dans notre recherche sur les archives, nous sommes tombés sur un document vidéo de l’Associated Press intitulé L’Infirmière suédoise de Tell-el-Zaatar. Or, en 1976, quand mon oncle est arrivé en Suède, a eu lieu le siège du camp palestinien de Tell-el-Zaatar par les milices de la droite chrétienne libanaise. L’archive vidéo d’une minute vingt est en lien direct avec la cassette audio de mon oncle. Elle montre une jeune femme, Eva Ståhl, infirmière suédoise, allongée sur un lit d’hôpital, le bras amputé, ayant perdu l’enfant dont elle était enceinte, répondant en anglais à une interview après son évacuation du camp. Un document sobre et très puissant que nous décidons d’inclure dans le spectacle.
Vous découvrez qu’Eva Ståhl est vivante, comment se déroule votre rencontre ?
Nous découvrons qu’Eva Ståhl, alors âgée de 74 ans, vit à Göteborg, où elle nous propose de venir la voir et où nous nous rendons pour trois jours en août 2023. Nous sommes très intimidés, nous nous retrouvons devant une femme de grande taille qui boite, car sa jambe aussi a été grièvement touchée lors du siège. Elle pose nombre de questions concernant notre point de vue politique, nous passons trois heures en sa compagnie, elle nous invite à déjeuner chez elle le lendemain, son mari Nestor va cuisiner pour nous ! Nestor est un ex-guérillero qui a été emprisonné et torturé sous la dictature argentine. Il a vécu comme Eva l’expérience de dédier son corps à une cause. Chez eux, il y a une grande toile aux couleurs de la Palestine. Je lui montre la vidéo de son interview, elle ne l’avait jamais vue. Nous passons un temps formidable avec ces deux personnes d’une exceptionnelle probité. Ils rêvent de voir Paris, nous les invitons : ils viendront pour les représentations du spectacle à la MC93.
« L’angle devenait dérisoire au regard de l’apocalypse bien réelle qui se déployait sous nos yeux, un bégaiement tragique de l’Histoire. »
Les bouleversements géopolitiques vous amènent à repenser votre projet.
Après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël et le déchaînement de l’armée israélienne sur Gaza, sidérés, nous avons progressivement décidé avec Nadim Deaibes et Ziad Moukarzel, notre collaborateur au son, de garder comme fil conducteur le siège de Tell-el-Zaatar en 1976 et le massacre qui s’en est suivi, mais d’abandonner la piste de l’archive familiale et de la dystopie. L’angle devenait dérisoire au regard de l’apocalypse bien réelle qui se déployait sous nos yeux, un bégaiement tragique de l’Histoire. D’autant qu’à la suite d’Eva Ståhl, nous rencontrons deux témoins capitaux du siège de 1976 : un grand reporter de guerre suédois, Anders Hasselbohm, et un ancien responsable de la Croix-Rouge internationale, le Suisse Jean Hoefliger. Ce dernier a sauvé de nombreux civils du camp de Tell-el-Zaatar en négociant leur évacuation avec les chefs de milices chrétiennes.
« Nous concevons le spectacle comme une réflexion autour de ce qui a eu lieu, comment l’Histoire est transmise, comment elle se répète »
Vous présentez votre spectacle comme non documentaire et pourtant basé sur des faits réels et des témoignages.
Nous avons recueilli un grand nombre de témoignages très factuels mais notre but n’est pas de rendre compte de faits. Nadim et moi concevons le spectacle comme une réflexion autour de ce qui a eu lieu, comment l’Histoire est transmise, comment elle se répète. Si nous avions voulu créer un spectacle documentaire, la dramaturgie, la construction auraient été guidées par le souci premier du réel, ce qui n’est pas le cas. Nous voulons également saluer l’élan de lutte qui existait dans les années 1970, mobilisant des militants internationaux, venus au Liban soutenir la cause palestinienne aux côtés des mouvements de gauche locaux. Eva Ståhl fait partie de cette grande vague de volontaires, prêts à payer de leur corps pour un idéal politique, sur un territoire qui leur est inconnu. Il s’agit aussi du questionnement autour d’une justice qui n’a jamais été rendue, ni même convoquée, concernant les victimes du massacre de Tell-el-Zaatar, un camp de deux kilomètres carrés où il y a eu trois mille morts – de faim ou par faits de guerre –, sans compter de nombreux mutilés.
Le rapport avec la tragédie à Gaza qui a lieu pendant que vous écrivez le spectacle est-il explicite ?
Le rapport est implicite mais très clair, je pense. Les habitants de Tell-el-Zaatar ont été affamés. Il y a un slogan que les milices chrétiennes de droite répétaient alors : une goutte d’eau vaut une goutte de sang. La mort par n’importe quel moyen. La première fois que la délégation de la Croix-Rouge internationale a pu entrer dans le camp, pendant le siège, les milices lui ont interdit d’y introduire des bouteilles d’eau. Nous racontons qu’un jour, le beau-frère d’Eva trouve un plateau sur lequel est posée de la pâte à pain prête à la cuisson, abandonnée par une famille qui a dû fuir le camp en urgence. Au moment où il cherche à saisir cette pâte, un sniper l’assassine. Nous avons joué la pièce fin février 2024 en Suède, le jour où a eu lieu ce que l’on appelle « le massacre de la farine » à Gaza, et cet épisode y a fait écho. Le siège de Tell-el-Zaatar a duré trois mois et après que les combattants palestiniens ont quitté le camp, sous la pression de l’armée syrienne, diverses milices de la droite chrétienne libanaise y sont entrées et durant trois jours ont perpétré un massacre de civils. Comment ne pas penser à Gaza, même à une autre échelle ?
Quel est votre rapport personnel avec les événements de 1976 au Liban ?
Je n’étais pas née ! Ma sœur est née le 28 juin 1976 pendant le siège du camp et Eva Ståhl y a perdu son enfant le 26 juin. Ma mère a accouché dans un hôpital proche du camp où étaient soignés les blessés de guerre. En arrivant, elle a vu le cadavre d’une femme décapitée elle raconte souvent que ce cadavre avait du vernis rouge sur les ongles et que depuis elle ne met plus de vernis. Il y a des questions qui me hantent : que fait-on au corps des femmes pendant une guerre ? Comment se débrouille-t-on pour faire des enfants alors que tout explose ? Devant l’intolérable qui se répète, que va-t-on faire ? Que fait-on ? Comment va-t-on continuer ?
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mars 2025.